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Historique de la justice administrative

L’ÉVOLUTION DE LA JUSTICE ADMINISTRATIVE AU QUÉBEC

La justice administrative a connu un développement sans précédent au XXe siècle dans les systèmes anglo-saxons et québécois. L’Administration est devenue si complexe que les élus ne peuvent adopter des lois pour régir chaque situation à laquelle le citoyen est confronté. Une grande partie des pouvoirs législatifs, comme le pouvoir d’appliquer et de mettre en œuvre les lois est donc délégué à des tribunaux administratifs, qui sont présents dans à peu près tous les domaines d’activité du gouvernement – et de la vie en société.

Ces tribunaux spécialisés apparaissent au Canada au début du XXe siècle. Au Québec, les premiers sont créés dans les années 1920 et se multiplient jusque dans les années 70, si bien que devant leur nombre impressionnant, chacun exerçant une compétence pointue, le citoyen a du mal à s’orienter correctement dans les dédales de l’appareil gouvernemental et de « frapper à la bonne porte ».

Dans les années 60, avec la modernisation de l’État et la création de nouveaux ministères, des voix s’élèvent pour demander une réforme de la justice administrative. Cela étant, depuis le début des années 70, la justice administrative a connu une constante évolution.

DE 1971 À 1995 – UN VENT DE RÉFORME

Dès le début des années 70, des mécanismes internes de révision sont instaurés dans les organismes chargés d’administrer différents régimes et programmes gouvernementaux. Sur demande, le citoyen insatisfait peut obtenir la révision d’une décision. Il ne s’agit pas d’instances indépendantes, mais entièrement gérées et financées par l’organisme qui a rendu la décision.

Le rapport Dussault

En 1971, le Rapport du groupe de travail sur les tribunaux administratifs du Québec (rapport Dussault) recommande, entre autres, de reconnaître l’existence d’une réelle justice administrative qui, «parallèlement à la justice civile et à la justice pénale, concerne principalement les rapports entre l’administration publique et les administrés», de régir les tribunaux administratifs par une loi-cadre, d’uniformiser et de clarifier la terminologie en usage en droit administratif québécois et d’effectuer un effort de systématisation des institutions et organismes appelés à interpréter et appliquer le droit administratif.

Le rapport Dussault propose également d’intégrer la réforme des tribunaux administratifs dans une réforme plus générale qui définirait les critères pour distinguer les organismes selon les fonctions exercées.

En 1975, dans le but d’assurer une justice plus neutre et impartiale, le gouvernement instaure la Commission des affaires sociales, dotée d’une juridiction d’appel final. Cette instance s’ajoute aux bureaux de révision. Elle devient ainsi le troisième palier décisionnel. L’objectif est d’offrir une justice administrative impartiale, plus rapide, moins coûteuse et moins formelle que celle applicable devant les tribunaux judiciaires.

En 1984, la Cour suprême du Canada rappelle, dans l’arrêt Control Data Canada Ltée, l’importance du rôle des tribunaux administratifs dans la société : « En effet, faut-il encore le rappeler, les tribunaux administratifs répondent au besoin d’apporter des solutions à des conflits qui se prêtent mieux à un procédé décisionnel autre que celui qu’offrent les tribunaux judiciaires. Souvent, le juge administratif est mieux formé et mieux renseigné sur le milieu où s’exerce sa compétence, et a accès à des renseignements qui ne se trouvent pas, la plupart du temps, au dossier soumis à la cour. »

En 1987, le Rapport du Groupe de travail sur les tribunaux administratifs (le rapport Ouellette) recommande diverses mesures touchant l’organisation de plusieurs tribunaux administratifs, leur composition, leur fonctionnement et leur encadrement. Le rapport invite également le législateur à établir le statut et les conditions de travail des membres de ces tribunaux administratifs.

La réflexion est poursuivie par un autre groupe de travail qui publie en 1994 son rapport, Une justice administrative pour le citoyen (le rapport Garant).

Tous ces rapports soulignent l’urgence d’une réforme. Le Québec vit depuis les années 1980 ce que plusieurs ont appelé une véritable crise de la justice administrative, résultant de nombreuses contestations de la légitimité même des tribunaux administratifs, de leur indépendance et de leur impartialité en regard de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (la Charte québécoise). On considère à cette époque que le système de justice administrative est incohérent et inefficace.

1995 À 1997 : ADOPTION DE LA LOI SUR LA JUSTICE ADMINISTRATIVE

En 1995, le gouvernement du Québec est prêt à légiférer et dépose à l’Assemblée nationale le Projet de loi sur la justice administrative. Le projet de loi est  sanctionné et devient la Loi sur la justice administrative (la LJA) en 1996.

La LJA, qui affecte 131 autres lois québécoises, crée le Tribunal administratif du Québec (le TAQ). Le TAQ intègre dorénavant cinq organismes :

  • la Commission des affaires sociales,
  • le Bureau de révision de l’évaluation foncière,
  • le Bureau de révision en immigration,
  • le Tribunal d’appel en matière de protection du territoire agricole, et
  • la Commission d’examen des troubles mentaux.

Il faut ensuite un cadre d’application pour sa mise en œuvre. Ses principes doivent être intégrés aux 131 lois desquelles les tribunaux administratifs tiennent leur mandat. Ce qui est fait en 1997 avec la  Loi sur l’application de la Loi sur la justice administrative.

LES CONTESTATIONS DE LA LOI SUR LA JUSTICE ADMINISTRATIVE

Le premier recours judiciaire : la validité de la fin des mandats

En 1998, le Barreau de Montréal présente une requête pour jugement déclaratoire. Il demande de déclarer nuls, inopérants et sans effet, 13 articles de la LJA touchant le statut des membres du TAQ. Le Barreau allègue que ces articles sont incompatibles avec le niveau d’indépendance requis par l’article 23 de la Charte québécoise.

Dans une décision rendue en 1999, la Cour supérieure accueille en partie la requête du Barreau, statuant que les mandats de cinq ans des juges du TAQ sont invalides. La décision du juge André Rochon reprend un principe énoncé à plusieurs reprises par la Cour suprême, soit la « modulation » des exigences d’indépendance requises par l’article 23 de la Charte québécoise selon le type de tribunal administratif, son mandat et son statut.

Après avoir analysé les principales caractéristiques du TAQ, « notamment sa fonction exclusivement juridictionnelle dans les matières où l’État est régulièrement au premier chef concerné », la cour le place à une limite supérieure dans le spectre des tribunaux administratifs.

Puis le juge se demande si les dispositions contestées de la LJA, particulièrement celles portant sur l’inamovibilité et la sécurité financière, permettent d’atteindre le niveau de garantie d’indépendance requis par un tel tribunal. Le juge répond qu’elle ne le permette pas.

Le jugement est porté en appel par le gouvernement du Québec.

 

Le premier recours devant la Cour d’appel : vers des nominations sous bonne conduite pour les juges administratifs

Dans un arrêt rendu en septembre 2001, sous la plume du juge René Dussault, la Cour d’appel confirme la décision de première instance : les membres du TAQ ne détiennent pas les garanties d’inamovibilité et de sécurité financière propres à leur assurer, sur le plan de l’indépendance judiciaire, le niveau de garantie requis par l’article 23 de la Charte québécoise qui stipule que « toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugée […] ».

La Cour d’appel conclut que le juge Rochon a eu raison de « moduler à la hausse le niveau d’indépendance requis » pour satisfaire à l’article 23 de la Charte québécoise. Parmi les éléments énoncés par la Cour d’appel au soutien de cette thèse, on retient le fait que le « TAQ est appelé à trancher un très grand nombre de recours qui mettent en jeu les intérêts financiers ou politiques de l’État en tant que partie au litige. »

LES PREMIERS CHANGEMENTS LÉGISLATIFS

Dans les années qui suivent la décision de la Cour d’appel, le gouvernement modifie les lois qui régissent les juges du tribunal administratif du Québec (TAQ), de la Commission des lésions professionnelles (CLP), de la CRT et de la Régie du logement. Ces changements effectués en 2002 modifient la composition du comité chargé d’examiner le renouvellement des juges de ces quatre tribunaux, excluant toutes personnes ayant un lien avec l’Administration gouvernementale.

Pendant la campagne électorale de 2003, le futur ministre de la Justice, Marc Bellemare, promet d’accorder une plus grande indépendance aux juges des tribunaux administratifs afin d’assurer la confiance des citoyens. Cependant, son projet de loi 35 meurt au feuilleton, le gouvernement n’étant pas prêt à le mettre en œuvre.

En 2005, sous l’égide du ministre de la Justice, M. Yvon Marcoux, le projet de loi 103 est adopté. Il instaure la nomination sous bonne conduite des juges du Tribunal administratif du Québec.

LES AUTRES RECOURS JUDICIAIRES : LES GARANTIES D’INDÉPENDANCE

Les recours devant la Cour supérieure

En 2008, l’Association des juges du Tribunal administratif du Québec (AJATAQ) dépose un recours judiciaire demandant de meilleures garanties d’indépendance par l’instauration d’un comité indépendant de rémunération.  Dans les années qui suivent, des associations de juges administratifs d’autres tribunaux administratifs (Commission des lésions professionnelles, Commission des relations du travail et Régie du logement) s’adressent à la Cour supérieure pour faire déclarer invalide le système de mandats à durée fixe. Au nom de l’indépendance judiciaire, les juges administratifs demandent aussi l’instauration d’un comité externe aux fins de déterminer leur rémunération.

Dans une décision rendue en 2011 impliquant l’Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles, la Cour supérieure déclare que le processus de renouvellement des mandats des juges de la CLP ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité que requièrent leurs fonctions. La Cour en vient à la conclusion qu’il y avait une faible distance entre le spectre de l’indépendance entre la CLP et le TAQ, qu’il n’y avait pas lieu que ces deux tribunaux soient traités si différemment au niveau de ces garanties, notamment et surtout quant à la durée du mandat. La Cour était d’avis que les juges administratifs de la CLP devaient être nommés durant bonne conduite.

Dans son jugement, le juge Jean Lemelin écrit que la plus grande stabilité qu’assure une nomination durant bonne conduite ne peut que permettre aux juges de la CLP d’exercer leurs fonctions en toute indépendance à l’égard du gouvernement, qui est chargé de renouveler ou non leur mandat.

Quant à la rémunération, le juge Lemelin déclare que la décision gouvernementale d’annuler la progression des échelons salariaux et des bonis consentis aux juges est illégale puisqu’elle viole la disposition de la loi prévoyant qu’on ne peut réduire la rémunération consentie aux juges administratifs de la CLP. Il annule le décret, mais refuse de déclarer que le gouvernement est tenu de créer un mécanisme indépendant visant à établir la rémunération et les conditions de travail des juges administratifs, calqué sur ce qui existe pour les juges des tribunaux judiciaires.

Le procureur général porte le jugement en appel, ce qui a pour effet de suspendre les procédures des autres requêtes jusqu’à ce que la Cour d’appel se prononce sur le cas de la CLP.

Le dernier arrêt de la Cour d’appel

Dans une décision rendue par la cour d’appel, le 2 octobre 2013, la Cour d’appel infirme en partie le jugement rendu par la Cour supérieure le 1er avril 2011, sauf pour sa conclusion d’annuler le Décret 370-2010 du 26 avril 2010 (Décret), mais dans la seule mesure où ce décret a eu pour effet d’entraîner la réduction, en numéraire, de la rémunération de certains commissaires de la CLP.

La Cour d’appel énonce que la jurisprudence reconnaît que les tribunaux administratifs sont des entités qui ne font pas partie de la branche judiciaire de l’État, mais bien de sa branche exécutive.

Les garanties d’indépendance et d’impartialité visent à assurer au justiciable que sa cause sera jugée selon la règle de droit, c’est-à-dire librement, sans ingérence ou pression de qui que ce soit, et selon les faits de l’espèce. Les garanties doivent être telles qu’elles permettent de distancer les tribunaux administratifs des autres organes de l’exécutif.

Premier constat de la Cour d’appel : Les exigences d’indépendance et d’impartialité

Bien que les garanties d’indépendance et d’impartialité offertes par les tribunaux administratifs doivent être élevées, elles n’ont pas à être identiques à celles des cours de justice, car seules ces dernières bénéficient d’une protection constitutionnelle. Les garanties que doivent offrir les tribunaux administratifs découlent, quant à elles, des règles de justice naturelle, lesquelles sont susceptibles de varier selon la nature précise du pouvoir décisionnel en cause et ses modalités d’exercice. Dans l’affaire Bell Canada, rendue en 2003, la Cour suprême du Canada soulève également cette problématique.

L’indépendance au sens de l’article 23 de la Charte québécoise est l’indépendance structurelle du tribunal, à la fois individuelle et collective. C’est une norme souple qui s’inscrit dans un éventail de possibilités.

Deuxième constat de la Cour d’appel : Une indépendance et une impartialité modulable

Bien qu’elle comprenne l’inamovibilité, la sécurité financière et l’autonomie administrative, cette norme n’est pas toujours atteinte de la même façon. La situation de chaque tribunal doit être évaluée en fonction de la réaction du justiciable raisonnable et bien informé, qui étudierait la question en profondeur, mais de manière réaliste. Dans cette affaire, la Cour d’appel en vient à la conclusion que preuve n’a pas été faite qu’un justiciable raisonnable et bien informé, qui étudierait la question en viendrait à la conclusion que l’indépendance des juges serait affectée par leur mode de nomination, le processus de renouvellement de leur mandat et les conditions de fixation de leur rémunération.

La Cour d’appel en vient à la conclusion après examen des dispositions prévues aux articles 394 à 396 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, modifiées à la suite de l’arrêt Barreau de Montréal et celles prévues aux articles 25 à 29 du Règlement sur la procédure de recrutement et de renouvellement, elles aussi modifiées à la suite de cet arrêt, que ces dispositions offrent une protection conforme aux exigences de l’indépendance juridictionnelle. La procédure de renouvellement est conforme aux énoncés de l’arrêt Barreau de Montréal. Rien, en l’espèce, ne permet de conclure que les commissaires de la CLP ne bénéficient pas de garanties suffisantes d’indépendance et d’impartialité au chapitre de l’inamovibilité. La Cour note au passage qu’à la différence du TAQ, la CLP n’est pas constamment appelée à trancher des litiges auxquels l’État est partie.

La Cour d’appel conclut que le processus de renouvellement des mandats par une instance indépendante du Secrétariat aux emplois supérieurs, la possibilité pour le commissaire qui risque de voir son mandat non renouvelé de se faire entendre, est une garantie qui favorise l’indépendance du processus.

La Cour d’appel conclut également que l’arrêt Barreau de Montréal n’obligeait pas le législateur à offrir la nomination durant bonne conduite aux membres du TAQ. Il a fait ce choix pour les membres du TAQ, mais rien ne l’obligeait à faire de même pour les commissaires de la CLP. Une solution acceptable et non idéale s’impose.

La Cour écarte enfin l’idée que l’indépendance de la CLP par rapport à la CSST nécessiterait des garanties d’indépendance plus élevées.

Troisième constat de la Cour d’appel : La sécurité financière

Pour ce qui est de la question de la sécurité financière, la Cour note d’abord qu’il n’y a plus, depuis 2002, de lien entre l’évaluation de rendement du commissaire et sa rémunération pour les juges administratifs de la CLP.

Puis, elle revient sur l’arrêt Barreau de Montréal pour conclure que la sécurité financière des commissaires de la CLP est suffisamment assurée en l’espèce dans la mesure où :

Bref, le droit au traitement n’est pas sujet à l’arbitraire de l’exécutif et la pension ne dépend pas des bonnes grâces de l’exécutif.

Par ailleurs, le fait que les commissaires, lors de leur nomination, ne se voient pas tous attribuer la même rémunération n’est pas un obstacle à la reconnaissance de leur sécurité financière, bien que cela puisse susciter des inconvénients. Ce résultat ne résulte pas d’une décision arbitraire ou discrétionnaire d’un gestionnaire de l’État, mais bien de l’application d’une politique gouvernementale.

Quatrième constat de la Cour d’appel : La validité des décrets

Toutefois, la Cour en vient à la conclusion que le décret est contraire à l’article 404 de la LATMP, lequel prévoit qu’une fois fixée, la rémunération d’un commissaire ne peut être réduite. La Cour définit toutefois la rémunération comme la rémunération globale en numéraire d’un commissaire, qui ne peut être inférieure à celle qui lui a été attribuée l’année précédente, et non le pourcentage d’augmentation prévu par le décret pour les années subséquentes. La Cour rejette finalement l’idée de la création d’un comité indépendant chargé d’examiner la rémunération des commissaires.

Cinquième constat de la Cour d’appel : Autonomie administrative

Quant à la dernière garantie d’indépendance, la Cour estime que, bien qu’elle relève de la ministre du Travail et de certains contrôles administratifs gouvernementaux, la CLP conserve la main haute sur sa gestion juridictionnelle et possède, sur le plan administratif, toute l’autonomie voulue par la jurisprudence.

La Cour conclut qu’il serait souhaitable que le législateur harmonise le traitement de l’ensemble des tribunaux administratifs à vocation juridictionnelle.

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