Les bases juridiques
Le rôle des tribunaux est de s’assurer que les pouvoirs publics agissent légalement et que l’exercice de leur pouvoir soit issu d’une règle de droit. Pour contrer les actions abusives de l’État, les juges doivent pouvoir exercer leur fonction en toute liberté, à l’abri des interventions du législatif ou de l’exécutif. La confiance des citoyens dans le système de justice et le sentiment que le système est impartial ne peuvent exister sans ces garanties d’indépendance.
Suivant la tradition du droit public canadien, tout tribunal doit être indépendant et impartial. Ce principe est régulièrement rappelé par les tribunaux supérieurs. « L’indépendance judiciaire est l’élément vital du caractère constitutionnel des sociétés démocratiques », déclarait la Cour suprême du Canada en 1986 dans l’affaire Beauregard.
Mais quelles sont, dans les faits, les garanties qui assurent cette indépendance aux tribunaux administratifs?
Au fil des décennies, les jugements des tribunaux supérieurs ont confirmé un certain nombre d’éléments importants quant à la nature et au statut des tribunaux administratifs (et de leurs décideurs, les juges administratifs). Ils sont notamment soumis aux principes de justice naturelle, soit l’impartialité et le droit pour les parties d’être entendues et de se défendre contre les éléments de preuves déposés contre eux.
Suivant la jurisprudence, l’indépendance et l’impartialité des tribunaux administratifs sont assurées constitutionnellement par les articles 11(d) de la Charte canadienne des droits et libertés et 23 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.
- Tout inculpé a le droit : […]d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable; [nous soulignons]
- Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle. […] [nous soulignons]
En 1996, dans une décision impliquant la Régie des alcools des courses et des jeux, la Cour suprême a eu l’occasion de préciser la portée des exigences qu’impose l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne aux tribunaux administratifs.
La Cour s’est dite d’avis que bien que les tribunaux administratifs n’aient pas à présenter les mêmes garanties objectives que les cours supérieures relativement à l’indépendance judiciaire, « l’article 23 ne tolère pas l’existence d’organismes à propos desquels un observateur bien renseigné, à l’issue de l’analyse de tous les éléments pertinents, éprouverait des craintes raisonnables de partialité ».
L’article 23 de la Charte québécoise vise un cadre encore plus large que l’article 11(d) de la Charte canadienne. Il englobe tant les affaires civiles que les affaires pénales. Et il précise que la définition de tribunal inclut un coroner, un commissaire-enquêteur sur les incendies, une commission d’enquête et une personne ou un organisme exerçant des fonctions quasi judiciaires.
Dans un jugement célèbre, l’affaire Valente, le plus haut tribunal du pays énumère précisément trois exigences d’indépendance: l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle ou administrative.
Les trois piliers du principe d’indépendance judiciaire
Le premier pilier : l’inamovibilité
La première condition essentielle d’indépendance est qu’un juge ne puisse être révoqué pour un motif arbitraire, mais seulement pour une cause déterminée et raisonnable. Dans l’arrêt Valente, la Cour suprême du Canada définit ainsi l’inamovibilité : que la fonction du juge soit « à l’abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations. »
L’inamovibilité constitue l’antithèse de la nomination discrétionnaire ou arbitraire.
Pendant les débats sur son projet de loi 4 (qui n’a finalement jamais vu le jour), le ministre de la Justice Marc Bellemare affirmait que « l’Assemblée nationale peut décider de donner à certains juges administratifs qui sont dans des situations difficiles parce qu’ils tranchent des litiges entre de puissants organismes publics et le simple citoyen, une indépendance plus grande pour s’assurer que les juges […] ne se sentiront pas menacés ou ne sentiront pas la précarité de leur statut du fait que le mandat vient à échéance ».
Le deuxième pilier : la sécurité financière
La deuxième condition essentielle à l’indépendance des juges est la sécurité financière. Un décideur ne peut être véritablement indépendant que si sa rémunération est prévue par la loi, de manière à le mettre à l’abri des interventions arbitraires de l’exécutif.
Dans l’arrêt, Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), la Cour suprême du Canada mentionne qu’il faut que la magistrature « soit protégée contre l’ingérence politique des autres pouvoirs par le biais de la manipulation financière, qu’elle soit perçue comme telle et qu’elle ne devienne pas empêtrée dans les débats politiques sur la rémunération des personnes payées sur les fonds publics. »
L’essentiel est que le droit au traitement soit prévu par la loi et « qu’en aucune manière l’exécutif ne puisse empiéter sur ce droit de façon à affecter l’indépendance du juge individuellement ou collectivement ». Pour les juges des cours ordinaires, la Cour a cependant prescrit que la loi doit prévoir une commission indépendante pour déterminer la rémunération des juges, dont les recommandations s’imposeront à toutes fins utiles au législateur.
Même si rien n’indique que cette exigence vaut pour les tribunaux administratifs, la Cour fédérale a soutenu que « les principes énoncés dans le Renvoi sur les juges […] s’appliquent aux tribunaux administratifs et peuvent être adaptés à ces derniers.»
Toutefois, dans l’arrêt Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles, rendu le 2 octobre 2013, la Cour d’appel du Québec a décidé que le fait qu’il n’y ait pas une telle commission indépendante, ne compromettait pas l’indépendance des juges administratifs de la CLP dans la mesure où les règles fixant leur traitement ne sont pas assujetties à l’arbitraire du pouvoir exécutif et leur pension ne dépend pas des bonnes grâces de ce dernier.
Le troisième pilier : l’indépendance institutionnelle
Enfin, la troisième condition est l’indépendance institutionnelle du tribunal. Il ne suffit pas de garantir l’indépendance des juges, il faut aussi tenir compte de celle de leur tribunal comme institution.
Pour évaluer « l’étanchéité » d’un tribunal aux influences extérieures, l’analyse de sa structure et de son statut s’impose, nous enseigne la Cour suprême du Canada. Il faut aussi considérer son degré d’autonomie et d’indépendance administratives dans les décisions qui ont une influence sur le travail des juges, comme le temps du délibéré ou l’assignation des causes.
Dans l’arrêt Valente, la Cour suprême du Canada rappelle que « Le justiciable qui se présente devant un tribunal administratif ou une cour de justice peut légitimement s’attendre à ce qu’un arbitre impartial dispose de ses prétentions (…) Tout comme dans le cas des tribunaux judiciaires, l’observateur bien renseigné évaluant la structure d’un tribunal administratif en viendra à l’issue de l’analyse à l’une des deux conclusions : il possédera une crainte raisonnable de partialité ou il en sera dénué. »
En 1999, le bâtonnier du Québec, Me Denis Jacques, affirmait : « Il ne doit pas y avoir deux catégories de justice, fruit de l’exercice de pouvoirs judiciaires, soit une grande devant les cours de justice et une petite devant les organismes et les tribunaux administratifs. »